75 ans de formation en soins infirmiers: Allocution de Claudine Braissant

75 ans de formation en soins infirmiers De l'Ecole de Gardes – malades à la HECVSanté

Allocution prononcée à Dorigny lors de la cérémonie officielle du 26 octobre 2007 par Claudine Braissant, ancienne directrice des Ecoles de Chantepierre.

Chers anciens collègues, étudiantes, étudiants, amis des soins infirmiers et de la formation, Mesdames, Messieurs,

Changements et continuité d’une formation en soins infirmiers durant trois-quarts de siècle …quel sujet!

Parcourir le chemin passionnant et ardu qui a transformé en programme d’une haute école spécialisée les quelques heures de cours réclamées haut et fort en 1932, c’est revenir sur les changements vécus par trois, presque quatre générations

  •  d’élèves, devenus maintenant étudiants,
  •  de monitrices, devenues au fil des ans enseignantes puis professeures HES,
  •  d’infirmières et infirmiers diplômé-e-s devenus référents de stage ou praticiens
    formateurs.

C’est aussi parler de la transformation d’une école quasi-virtuelle à ses débuts, devenue Chantepierre en 1965, puis partie du campus de la Haute école cantonale vaudoise de la santé en 2002.

Dans ce fascinant parcours, changement et continuité ne s’opposent pas. Ils composent une forme d’évolution faite de transformations autour de valeurs professionnelles intrinsèques.

Comme toute aventure à risques, ce trajet contient des succès et des revers, des périodes d’enthousiasme et des passages à vide, des moments gratifiants et des résistances, des erreurs et des découvertes, c’est la vie! Mais le résultat est là.

N’oublions pas que ces 75 ans de formation s’insèrent dans 75 ans d’évolution de la société. Pour mieux les comprendre, il serait bon d’évoquer les changements survenus dans les valeurs touchant aux rapports humains, à l’éducation, la vie des femmes, la famille, le sens du travail, la démographie, il faudrait évoquer les découvertes scientifiques, médicales et technologiques, les nouvelles compréhensions de la pédagogie, l’évolution de la santé et des services de santé…et j’en passe!


Faute de temps, résumons en disant qu’en 75 ans, tout a changé, ou presque.
Contentons-nous de nous souvenir par exemple qu’en 1932, l’hôpital avait pour vocation non seulement de soigner les malades, de former les médecins (et bientôt les gardes-malades) mais aussi – je cite – « d’héberger et de nourrir les pauvres, et de protéger la société en isolant les contagieux et les fous » et réfléchissons aux moyens développés, au fil des ans, pour gérer ces réalités toujours présentes sous d’autres formes.

Pendant ce temps, les personnes souffrantes, malades devenus au fil des ans patients, puis bénéficiaires de soins ou clients – parfois de moins en moins patients!-n’ont cessé de rechercher la compétence et l’humanité des soignants dans des situations dont la complexité est allée croissant. Ils nous obligent, nous les soignants, à progresser dans tous les domaines pour être capables de faire face. C’est une des constantes qui nourrit l’évolution de la formation en soins infirmiers, qu’il s’agisse de formation initiale ou de toutes les formations sub-séquentes.

La brochure que vous avez en mains retrace les grandes étapes de l’épopée – le mot n’est pas trop fort – commencée en 1932 par une poignée de jeunes femmes qui savaient déjà que les soins ne sont pas seulement question d’intuition et de dévouement. Elles voulaient des cours, non seulement pour se préparer à l’examen de l’Alliance des gardes malades et être reconnues comme telles, mais pour soigner mieux.
Elles savaient qu’elles ne pouvaient compter que sur elles-mêmes. Ni l’hôpital, ni la société ne leur offriraient spontanément une formation ou une reconnaissance de leur statut. L’opinion largement répandue à l’époque était qu’une infirmière, ça doit savoir tout faire sans forcément apprendre, le dévouement et l’expérience suffisant, héritage des religieuses qui nous ont précédées! J’ai retrouvé dans les archives un extrait de procès-verbal citant le directeur de l’hôpital d’alors, relayé par la sœur directrice; je cite: nous craignons que des heures de cours trop nombreuses (NdR: il s’agissait de 100 heures réparties sur 3 ans) tiennent les élèves éloignées de leur travail et leur fasse perdre le sens du service aux malades.

Personnellement, je crains qu’il ne reste, aujourd’hui encore, quelques séquelles de cette appréciation!

Malgré cela, l’école a été créée et développée par sa première directrice, Madame Adèle Evelyn Rau, s’inspirant des écoles de gardes-malades déjà existantes avec le soutien déterminant de l’Association des infirmières et infirmiers de l’Hôpital cantonal.
J’aime à citer cet épisode valeureux avec admiration, non par nostalgie, mais parce que je pense sincèrement que ce curieux départ – une école créée à l’initiative de ses futures élèves – a inspiré les développements ultérieurs touchant à l’accès au savoir, à la reconnaissance d’un statut de formation et d’un statut professionnel, et qu’il a soutenu plusieurs des lignes de force spécifiques à cette école.
Je vous en donne trois exemples:

  • Premièrement la recherche, durant ces 75 ans, de la préparation à la meilleure pratique possible, pratique que nous avons qualifiée par la suite de
    pratique intelligente, humaine, responsable,
  • Deuxièmement, la pratique d’une politique d’ouverture visant à donner au maximum de personnes l’accès aux études et la possibilité de réaliser dans de bonnes conditions leur projet – leur rêve – de devenir infirmière ou infirmier,
  • Troisièmement, la capacité d’oser l’innovation en formant pour l’avenir, se souvenant que, lorsque les étudiants du moment seront diplômés … le monde aura déjà changé!

 

75 ans se sont écoulés, la vie a changé, les soins infirmiers et la formation qui permet de les pratiquer se sont métamorphosés avec les découvertes et les changements qui ont jalonné le 20e siècle.

Comme les infirmières et les infirmiers, qu’ils soient étudiants, praticiens ou enseignants sont des personnes bien réelles, ni fantômes ni anges, ils se sont donné le droit, comme tout le monde, de changer dans leur mode de vie, leurs aspirations, leurs rêves, leurs exigences.

L’évolution était donc inéluctable. Si la formation n’avait pas suivi les mouvements du siècle, on utiliserait aujourd’hui encore brocs et cuvettes en émail, on enseignerait comment cuire les sondes dans une casserole et poser des sangsues, les cours seraient tous donnés ex cathedra à des élèves sanglées dans leur uniforme, leurs manchettes et leur bonnet, on leur parlerait de l’importance d’interdire la présence des parents en pédiatrie pour éviter les infections et les pleurs des enfants, on leur dirait que l’infirmière doit toujours savoir ce qui est bon pour le malade, les stages auraient tous lieu en milieu hospitalier, le programme compterait 100h de cours réparties sur 3 ans, la seule enseignante infirmière serait la directrice, … etc etc

Et si rien n’avait changé depuis 1932, Mesdames et Messieurs les étudiants, vous seriez des élèves employées de l’hôpital travaillant de 5 ou 6h du matin à 20 ou 21h, les cours auraient lieu durant la pause de midi ou la soirée, vous auriez un demi-jour de congé par semaine, vous changeriez de stage – ou plutôt de service en fonction des besoins en personnel de l’hôpital ou du bon vouloir de la Sœur directrice, on vous confierait la responsabilité d’un service entier pour des périodes de veille et vous l’assumeriez avec autant de fierté que d’inconscience parce que vous auriez acquis, au cours de vos stages, ce que l’on appelait à l’époque de bonnes habitudes de travail !…

Il est relativement aisé de chercher les sources du changement dans la nécessité de suivre les développements imposés par l’évolution technologique, les découvertes et les nouvelles connaissances en sciences médicales et humaines, dans la volonté de faire bénéficier les élèves de l’amélioration générale des conditions de vie et d’enseignement, dans la volonté de faire reconnaître un statut social comparable à d’autres professions. C’est dans l’ordre des choses! Tout comme le fait que la formation se soit associée aux progrès extraordinaires de toutes les disciplines en lien avec la santé et la maladie, qu’elle ait su préparer les étudiants à participer aux traitements les plus sophistiqués, à fonctionner dans un système de santé dont les règles et l’organisation changent à l’aune de la répartition des ressources financières. Mais, curieusement, il est plus difficile de faire comprendre, même dans le milieu professionnel, que les sources du changement ont été, sont et resteront largement liées à la progression des connaissances en soins infirmiers et à la construction progressive des soins infirmiers comme discipline.

Les premiers programmes comportaient essentiellement des cours d’anatomie-physiologie-pathologie, des cours de pratique et de comportement au lit du malade. On a vu fleurir des livres du type « anatomie pour infirmières, pharmacologie pour infirmières, la médecine expliquée aux infirmières », et bien d’autres, et l’on a accusé les écoles d’infirmières de vouloir former de petits médecins.

A partir des années 60, l’émergence des théories et des modèles de soins a permis d’organiser un savoir infirmier spécifique fait non seulement des soins d’hygiène et de confort, des gestes thérapeutiques et de la main blanche posée sur le front brûlant, mais d’une relation d’aide et d’empathie, une capacité de réflexion éthique, de soulagement de la douleur, de soutien en période de chronicité ou de crise, d’accompagnement en fin de vie, d’éducation à la santé, de prévention, d’analyse de situations, de réflexion systémique, d’élaboration de projets de soins.

S’appuyant sur ces bases, les programmes ont été centrés sur les soins et leur contexte, déclanchant d’ailleurs à nouveau des critiques et des craintes face à des activités infirmières moins directement visibles et minutables que la distribution de médicaments, la toilette ou la pose de perfusion.
Heureusement, la recherche en soins nous permet de continuer à progresser pour que l’enseignement infirmier, longtemps basé essentiellement sur la tradition et l’expérience ou plus ou moins étayé par des connaissances issues d’autres disciplines, s’appuie sur ses propres racines, démontre en quoi et comment les soins infirmiers peuvent faire la différence.

Cela ne se fait pas sans heurts et difficultés, comme tout savoir qui progresse parfois plus vite que ne peuvent le maîtriser les enseignants, les étudiants et les praticiens, comme toute discipline qui se développe.

La tradition, l’expérience, l’intuition gardent pourtant leur valeur. Des activités comme l’éducation thérapeutique – dans lesquels les infirmières ont été pionnières en développant par exemple des programmes d’éducation des personnes diabétiques -, les soins palliatifs – au moment où l’on parlait seulement des soins des patients pour lesquels « la médecine ne pouvait plus rien »-, l’analyse éthique des situations de soins, la recherche de qualité ont fait partie de la formation en soins infirmiers avant même que les infirmières aient pu ou su participer à des recherches dans ces domaines, repris maintenant dans l’activité pluridisciplinaire ou érigés en « nouvelle » spécialité.
Un exemple encore: depuis les années 60, les élèves ont été drillées à analyser leur travail en fonction des critères d’efficacité, sécurité, confort, économie, appliqués aussi bien aux techniques qu’aux projets de soins, à l’organisation ou à la recherche.
J’ai vu avec amusement cette semaine l’annonce d’un cours postgradué sur le management par la qualité reprendre fidèlement ces termes … comme s’il venaient d’être inventés …

L’hôpital de 1932 comptait essentiellement des médecins, des diaconesses et des infirmières qui faisaient tout, y compris le ménage, le montage des VS et les examens d’urine; la radiologie y était assurée par des infirmiers formés sur le tas, la physiothérapie offerte par des infirmières préparées par un cours de massage puis, plus tard, avec les débuts de la chirurgie thoracique, spécialisées dans la physiothérapie respiratoire; l’occupation des malades chroniques, ancêtre de l’ergothérapie, avait été introduite à l’hôptal Sandoz par une infirmière; une infirmière dite « sociale » s’occupait des cas sociaux difficiles! Une diaconesse secondait les cuisiniers pour la préparation des régimes dont les infirmières assuraient ensuite la distribution et le contrôle. Toutes ces activités sont aujourd’hui confiées à d’autres professionnels. L’émergence de ces nouvelles professions spécialisées, la création de métiers d’assistance, comme les infirmières-assistantes puis, maintenant, les assistantes en soins et santé communautaire, le développement des pécialisations
en soins infirmiers (soins intensifs, santé publique, etc), la nécessité de faire des choix face à la masse des nouvelles connaissances et expériences indispensables a ramené sans cesse, durant ces 75 ans, la question de l’ampleur, des limites et de la spécificité de la formation de base en soins infirmiers.

A la question du contenu s’est progressivement ajoutée la question de la forme: comment enseigner une profession complexe qui fait appel, pour reprendre une formulation devenue un peu désuète dans le vocabulaire pédagogique actuel, au savoir, au savoir faire et au savoir être? Quels choix faire pour offrir la meilleure préparation professionnelle possible en évitant de sacrifier aux modes sans lendemain ou aux pressions extérieures sans lien avec les buts de la formation?
Comment, chez de jeunes étudiants, valoriser le savoir et en même temps cultiver le doute et l’esprit de recherche? Comment peut-on apprendre à faire face à la souffrance, à la mort, dans une société qui tend à faire croire que tout est possible, que tout peut être contrôlé? Qu’est-ce qui permet d’apprendre, de comprendre et d’utiliser ses connaissances dans les soins? Faut-il soigner pour apprendre ou apprendre pour soigner? Comment aider les étudiants à développer leurs projets et à garder l’enthousiasme qui les a amenés à choisir cette formation et, en même temps, enseigner les moyens de gérer des réalités professionnelles souvent difficiles?

Je voudrais ici tresser une couronne aux générations d’enseignants qui ont affronté ces questions et fait de la formation en soins infirmiers ce qu’elle est aujourd’hui. Il y a eu plusieurs programmes successifs et, à l’intérieur de chacun de ces programmes, les adaptations ont été permanentes, liées aux nouveautés dans les soins et dans la pédagogie.

Je voudrais tresser une deuxième couronne à toutes les infirmières et infirmiers qui, au fil de ces 75 ans ont partagé leur savoir et leur expérience avec les étudiants et permis cette part essentielle de la formation qu’est le stage dans la réalité du terrain.

La continuité, pour les enseignants, cela a été le changement! Même situation pour les responsables de stage. Avec des remises en questions permanentes de leur savoir mais aussi de leurs méthodes et de leur rôle. … mais c’est un sujet auquel il faudrait consacrer bien plus que quelques minutes.

Ce qui n’a pas changé, quel que soit le titre qu’ils portent, c’est que les étudiants attendent toujours d’eux compétences et humanité … ces mêmes mots prononcés à propos des attentes de la population vis-à-vis des infirmières …c’est ça la cohérence!
Et en plus, les étudiants attendent cette petite flamme, cette passion pour la profession qu’ils ont envie de voir briller dans les yeux des professionnels confirmés, aussi bien en stage qu’à l’école!

Imaginer l’avenir et oser le changement a été une constante durant ces 75 ans, c’est certainement ce qui a poussé Madame Françoise Wavre dans les années 60 à faire sortir les élèves de leur statut d’employés de l’hôpital en négociant, non seulement la responsabilité de la formation théorique mais le contrôle des stages – une grande nouveauté à ce moment là – et à concrétiser l’existence de l’école par la construction de Chantepierre.

Imaginer l’avenir et oser le changement, c’était aussi, dès les années 90, se préparer progressivement au passage dans une haute école, en élevant le
niveau d’admission des étudiants tout en créant une possibilité d’entrée sur portfolio pour rester fidèle à notre politique d’ouverture, en encourageant et soutenant les enseignants à se former au niveau universitaire, en construisant un programme autour d’un modèle pour les soins infirmiers, en créant une unité de recherche, en choisissant des structures et des méthodes pédagogiques ouverts aux choix et aux projets personnels des étudiants.

Mesdames et Messieurs, en tentant de retracer cette période d’histoire, c’est volontairement que je n’ai cité que deux noms; il y en aurait beaucoup d’autres, bien trop nombreux pour être cités, car l’école a été construite brique à brique par les compétences, la volonté, la créativité de toutes celles et ceux qui y ont travaillé et étudié.

Le résultat reflète le message que l’école essaie de faire passer: la formation, comme les soins, ne peut pas être un travail solitaire, elle est l’oeuvre d’une équipe et les qualités individuelles font la différence.

Je vous remercie de votre attention.